Comme le dit Simone Kroll, « c’est l’histoire d’une carrière ». Avant de se reprendre : « enfin, carrière, c’est un bien grand mot ! »1. Voilà résumés les accomplissements et les valeurs de l’atelier d’architecture et d’urbanisme Simone et Lucien Kroll : une somme de travail considérable – plus de 100 projets entre 1955 et 2008 –, un engagement sans relâche, et une modestie sincère. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Systématiquement attirés, dans leur parcours, par les situations complexes, les conflits à résoudre, les revendications à porter, Simone et Lucien Kroll n’ont jamais pris le chemin le plus facile. Connectés aux réalités contemporaines, inquiets du monde tel qu’il se prépare, ils se révèlent, à 94 ans, plus contestataires et anarchistes que jamais. Le « Lifetime Achievement Award » du « Brussels Architecture Prize » met en lumière ces pionniers de la participation et de l’écologie, et récompense ainsi le long, difficile, mais heureux parcours de ce couple de concepteurs hors normes.
Je mentirais si je disais que je livre ici un portrait objectif. On ne ressort pas indemne d’un tournage de quatre années 2 aux côtés de Simone et Lucien Kroll, et ces moments de familiarité rare m’ont inévitablement marquée. Car quiconque croise leur chemin ne peut rester indifférent, ni à l’acuité de leur parole, ni à la beauté du lieu qu’ils habitent, ni à leur personnalité grinçante. S’y côtoient un humour mordant, une générosité admirable, un cynisme déconcertant, une pensée complexe, humaniste, anarchiste. Une aura, qu’il faut apprivoiser, avant de s’en délecter avec bonheur. On peut supposer que leur petit côté effronté leur a joué des tours, comme le montre peut-être la liste de leurs projets inachevés. Il y a eu peu de concessions, comme le suggère Paul Davies dans The Architectural Review : « Nobody stuck to his guns longer and tighter than Kroll.3»
Lucien Kroll, né en 1927 et diplômé de La Cambre, exerce d’abord son métier aux côtés de Charles Vandenhove. Lorsqu’il rencontre Simone Pelosse à Lyon, en 1956, il est déjà un architecte établi, et Simone est une personnalité locale renommée. Devenue potière après être passée par les Arts et Métiers de Paris, elle est politiquement active dans la préservation de son quartier, et elle est la facilitatrice du réseau intellectuel lyonnais. Devant son four défilent Gaston Bachelard, Célestin Freinet, Bocuse et même Le Corbusier, qu’elle assied à sa table aux côtés de ses voisins. L’apport de Simone dans l’œuvre de l’atelier a enfin été reconnu : son travail de coloriste et jardinière a été mis en avant d’abord au festival de Chaumont-sur-Loire en 1992, où elle crée, en son nom, un jardin potager, puis dans l’exposition Tout est paysage, produite par la Cité de l’architecture à Paris – montrée à Bruxelles en 2016 – et sous-titrée « Simone et Lucien Kroll ». Mais on sous-estime encore largement ses apports intellectuels – sa culture est infinie, sa connaissance de la nature est encyclopédique –, et son rôle d’indispensable rassembleuse dans l’atelier.
L’atelier Kroll est très actif entre 1970 et 1990 : dans cette époque de remise en question architecturale, l’ennemi désigné est le modernisme, et ses déviances fonctionnalistes : « L’architecture ne peut pas être rationnelle ! Une locomotive, oui. Mais une maison, non ! La maison a un écho chaleureux, ce n’est pas une machine. Le Corbusier disait ça, mais il n’y connaît rien ! 4» Des cendres de ce monde-là doit naître une architecture qui se définit au plus près des habitant.e.s, et les Kroll y consacreront leur vie. De cette bataille que certains qualifieront de naïve ou caricaturale – Strauven allant jusqu’à la qualifier d’« exorcisme architectural » et Jenks de « totalitarisme » 5–, il reste des projets inédits pour l’époque, inscrits dans une grande transdisciplinarité. L’atelier Kroll s’intéresse quasi exclusivement à ce que l’architecture peut proposer de plus quotidien et de plus intime : l’habitat, qu’ils envisagent forcément collectif et participatif. « Pas d’habitants, pas de plans 6» : Simone et Lucien consultent, rassemblent, s’immergent dans les quartiers, et s’appuient sur l’expertise de psychologues, sociologues, ethnologues et pédagogues d’avant-garde pour mettre au point leurs méthodes participatives. Davies souligne leur proximité avec les penseurs de leur temps : « In negating his authority as expert and subverting the mode of production, Kroll probably got as close to the work of social theorists Henri Lefebvre and Guy Debord as it might be possible for an architect to get. » Après avoir construit leur propre habitation groupée à Auderghem, puis échoué à passer à l’échelle supérieure avec COABITA, un projet de plusieurs centaines de logements imaginés avec Marc Wolff, ils voient sortir de terre leur bâtiment le plus emblématique : la Mémé, à Woluwé-Saint-Lambert. Dans ce bâtiment abritant 300 étudiants, Simone et Lucien ont mis en œuvre une participation de longue haleine, et ont cherché à inclure les usages futurs dans une forme de construction ouverte. Une préoccupation écologique avant l’heure, inscrivant l’architecture dans la complexité des tissus sociaux et urbains, et incluant déjà la notion de réversibilité de la construction, essentielle aujourd’hui. Selon Patrick Bouchain, « c’est la première manifestation démocratique d’une commande architecturale. La Mémé définit ce que peut être une architecture participative, totalement transformable et adaptable, comme doit l’être une architecture sociale 7». La Mémé et son site – la station Alma et deux autres bâtiments – sont le théâtre de l’ultime bataille de Lucien Kroll sur le sol belge. Le chantier se solde d’un blâme de l’Ordre des architectes, un coup presque fatal pour le bureau. Tenaces, les Kroll rebondissent, et leur carrière se déroulera ailleurs : « Je suis un architecte valise : on me prend, on me dépose, et je travaille.8» S’ensuivent des ensembles de logements en France – Marne-la-Vallée, Cergy-Pontoise, réhabilitation de HLM à Montbéliard… –, aux Pays-Bas, et quelques expériences plus lointaines, en Allemagne, en Italie ou encore au Rwanda.
Paradoxalement, alors que Simone et Lucien ont obtenu leur reconnaissance à l’étranger, c’est la Mémé qui a fait couler le plus d’encre. On retiendra la circonspection de Francis Strauven, qui en décrit « le toit qui montre des signes permanents d’après-ouragan ». Il concède malgré tout que le bâtiment marquera l’histoire : c’est pour lui une « ruine en construction (…) qui scelle à la fois avec une ironie déconcertante, une rupture dans l’histoire de l’architecture contemporaine ». Les critiques n’ont jamais été tendres avec les projets de l’atelier Kroll, et cela a produit une littérature passionnante, regorgeant d’arguments fouillés et de tentatives d’analyse. Comme si les projets des Kroll avaient, malgré la controverse, cette vertu-là : produire un débat de haute qualité. Lucien Kroll encourage la critique et ne s’en formalise pas. Peu lui importe en réalité : « Comment les gens seront dans une architecture, c’est infiniment plus important que de savoir à quoi ça ressemble.9» De la Mémé, il se souvient : « On m’a dit : ça ne ressemble à rien. Évidemment que ça ne ressemble à rien, c’était sa vertu!10» Pourtant, les critiques se rejoignent sur un point : « There is a Kroll style. » Il n’y a donc pas « rien », mais bien une écriture architecturale que Davies définit comme suit : « More circumstantially wonky than demonstratively expressive, rich in quirky material, variety and detail, not so much intended to shout of the author’s creativity, but of process rather than product. »
Que peut retenir notre profession de ce parcours du combattant ? En revendiquant radicalement que l’architecte ravale son expertise pour être plus à l’écoute, Simone et Lucien Kroll nous disent qu’il faut se questionner sans relâche sur notre rôle. En produisant des formes peu complaisantes, ils nous invitent à soigner les processus plutôt que le résultat fini. En réinventant les modes de construction, ils nous rappellent que l’architecte a un pouvoir, celui de son imagination : une arme puissante pour améliorer la qualité de nos espaces de vie. Pour résumer, ce que les Kroll nous lèguent, c’est peut-être ça : une redéfinition profonde de notre profession. Lucien, un jour, m’a livré ceci : « Les architectes sont des romantiques armés. Ils ont un pouvoir, celui de leur projet. La signification, la beauté, c’est leur métier. La technique, non. La finance, non plus. Mais la poésie, oui. Il y a une grande partie des architectes qui font du fric, et ils le font le mieux possible, je ne critique pas. Mais ça ne signifie rien. Et puis il y en a qui rêvent. Et des fragments de ces rêves sont lisibles dans ces bâtiments.11»
Texte: Élodie Degavre
1Simone Kroll, propos recueillis le 06/03/2020.
2Le tournage du film documentaire La Vie en kit, réalisé par Élodie Degavre, s’est déroulé de janvier 2017 à mai 2021.
3Les citations de Paul Davies sont extraites de Davies, Paul, « Lucien Kroll (1927-) Simone Kroll (1928-) », in Belgium / the Architectural Review, Issue 1454, September 2018.
4Lucien Kroll, propos recueillis le 13/06/19.
5Les citations de Francis Strauven sont extraites de STRAUVEN Francis, 1976. « De anarchitectuur van Lucien Kroll », in Wonen TA/BK n°12, p. 4-10.
6Kroll, Lucien et Simone, « Soixante et une architectures manifestes », Sens&Tonka, 2015, p.29.
7« Exposition au Lieu Unique (Nantes) : Simone et Lucien Kroll, architectes utopistes », Ouest France, 25/09/2013.
8« Lucien Kroll, architecte », émission Portrait, RTBF, 27/03/1985.
9« Lucien Kroll, architecte », émission Portrait, RTBF, 27/03/1985.
10Lucien Kroll, propos recueillis le 13/06/2019.
11Lucien Kroll, propos recueillis le 14/02/2020


